Une histoire naturelle
Jacopo Rasmi
S’il est possible de définir une capacité quoique fuyante d’écriture photographique, une sorte de mouvement narratif et spéculatif par la composition des images, il faudra aller en chercher les éléments dans les rapports spatiaux et temporels. Cela vaut autant pour le contexte éditorial que pour celui d’une exposition. L’histoire et la pensée que dessine Ethica s’appuie ainsi sur des choix de cadrage impliquant des distances, des angles ou encore des ampleurs du champ visuel (rapports spatiaux) ainsi que sur une certaine disposition successive et donc inévitablement chronologique des images (rapports temporels). Par ailleurs, la résonance cinématographique qu’on peut deviner derrière ces termes n’est pas si étrangère à l’esthétique des images découpées systématiquement en plusieurs tableaux par l’auteur jusqu’à l’évocation d’un ruban de photogrammes se déroulant à travers les pages. Mais qu’est-ce qui pourrait être mis en mouvement, en termes de récit et de réflexion, dans la séquence de photographies du recueil ?
On atterrit dans un monde végétal, météorologique et minéral, où règnent les lignes nettes et sinueuses des pins maritimes à côté des écheveaux organiques du maquis, contre les traces aériennes du ciel. Ces éléments ne sont pas le fond d’une quelconque figure protagoniste au premier plan, d’une certaine action qui saisirait l’attention. On dirait plutôt que le milieu dans son ensemble – et les arbres en particulier – se fait le protagoniste de l’image : celle-ci est taillée sur la présence environnementale, l’œil de l’appareil convoque et observe ce corps collectif, avec une curiosité spécifique pour ses composantes végétales. Que la photographie soit l’espace où devient perceptible un fond sensible faisant l’objet d’une négligence routinière, c’est la conviction que Luca Nicolao met à l’œuvre régulièrement dans ses opérations créatives. Mais cette fois, en sortant de l’environnement architectural qui constitue son terrain de prédilection, il s’aventure dans des paysages moins urbains. S’il s’agit en général de saisir et d’exposer une présence fugitive du lieu (genius loci), ici il est plus spécifiquement question de retenir quelque chose qui anime – et envoute presque – le contexte forestier d’une pinède (genius luci).
Le regard feuillette et traverse en éclaireur cette planète silencieuse, aucun signe de vie humaine : le noir et blanc semble nous inviter à croire à quelque chose de primitif, qui précède notre espèce, une sorte de réminiscence préhistorique, un univers fossile. Et si ce n’est pas une planète étrangère mais plutôt un lieu éminemment terrestre, les bribes de côtes entraperçus feraient penser à une île perdue quelque part dans le temps et dans l’espace. Avant l’humain, ou encore après lui : l’extinction, l’effondrement n’est pas à exclure et des quasi-ruines viendront étayer le doute. Il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la Nature, que l’humain existe, qu’il peut se faire qu’il n’existe pas – on cite. Débordements exotiques de l’œil et de la tête, déjà prêts à s’embarquer dans une rêverie fantastique bercé par Swift, Butler, Dafoe et compagnie. Nous voyageons au pays de ces géants fantasques et perchés, au corps subtil et à l’imposant couvre-chef, que sont les conifères méditerranéens.
Un accident arrive, il doit arriver dans chaque conte boisé : quelque chose se manifeste. Une étrange bestiole apparait, elle se faufile empressée et discrète au bord de l’image, en bas de notre champ visuel magnétisé par le paysage végétal. Ce sont des présences humaines, qui s’insinuent au pied des silhouettes imperturbables des sapins maritimes : on dirait les jeunes protagonistes égarés d’une de ces nombreuses fables qui nous ramènent dans l’espace métamorphique et refoulé des forets. Des petits Chaperons Rouges, des Petits Poucets… Ces présences humaines poussent soudaines et colorés, comme des champignons aux premières pluies. A-t-elle, cette espèce, le destin éphémère et fragile qui accompagne l’espèce fongique, qui sait : comme elle apparait, elle peut aussi s’éclipser – et on terminera la séquence, en effet, par un retour au monde des plantes dépouillé de l’humain.
Mais ce n’est pas la mauvaise saison qui sonne à la porte avec ses intempéries, c’est plutôt le temps solaire des vacances. Maintenant, le ton change rapidement : de l’ambiance impassible et silencieuse, de l’allure austère et presque sacrée du monde des plantes et de l’air, nous voici projeté dans l’atmosphère triviale et profane de la – si humaine – sortie à la plage en famille. Là, s’il y a un peu du cinéma, alors c’est un film à la Jacques Tati : cadrage distancié, plans larges et paysagers, figures humaines anonymes dans leur fourmilière d’interactions, qu’on mate de loin avec un sourire au coin de la bouche. L’humour ne grince pas amer, ni il n'attaque féroce. Les images chatouillent le regard, suscitent une ironie attendrie pour ces figures dont la vacance pourrait s’entendre comme le manque d’une errance. À moitié perdu dans le milieu qui l’enveloppe dans le cadre ample de la photographie, la société du dimanche qui se réunit pour une baignade et un peu de bronzage constitue une drôle de parodie de le communauté politique évoqué par le texte philosophique. Une grande partie du comique très jouissif que vibre dans cette éditoriale se génère précisément au niveau de l’aller-retour – à la fois énigmatique, parfaitement harmonique et en contradiction électrique – entre la photographie et la sentence abstraites.
Tellement risible et parfaitement naturelle, cette humanité en vacances, au repos. Probablement aucun geste incarne autant le désir réflexif de toute vie naturelle – au-delà de tout principe et but généraux – de prendre soin de son existence afin de le préserver : ce dont les actes de se nourrir ou de se reposer sont les signes primordiaux. La baignade avec transat et magazines (sans oublier le piquenique) – rituel si italien – représente le déploiement plein et spontané du conatus de l’espèce. Alors, une résonance harmonique semble se mettre en place entre l’existence paisible et inéluctable du paysage initial et le désœuvrement vacancier des habitants de la plage : ces êtres humains ayant abandonné toute prétention frénétique, pleinement voué à un exercice de néotenie – enfantin, donc – glissent ainsi dans le paysage naturel avec la même douceur des couleurs qui trament les images. Ce qui se perd, au milieu du bois, c’est le fil de l’Histoire, celle humaine. Ainsi l’humain peut se relâcher, se perdre lui aussi au sein de la nature. Comme dans un éternel congé, on évapore dans une infinité naturelle plus vaste, dont l’absence de fin ne nous renvoie aucunement au distant et au céleste, mais à l’existant et au présent.
Une espèce d’égalité s’installe entre ce qui environne et ceux qui sont environnés, à la place d’une tension potentielle que nous étions déjà en train de suggérer. L’éventuel empire que l’être humain fantasmerait d’établir au sein de l’empire naturel (ce que l’Ethica tentait de déjouer avec sa sagesse géométrique) devient ici un empire de glacières et de parasols : aucune revendication impériale et colonisatrice semble subsister auprès de cette humanité qu’on observe presque à la loupe. Elle fond dans le naturel dans une grimace presque burlesque. Une esquisse d’éthique environnementale se dessine dans l’histoire et la pensée qui se montrent entre les images de Luca Nicolao et les extraits de Baruch Spinoza. Une ethica ecologica more photografico demonstrata.
Être avec Spinoza
Jan Willem Noldus
La pensée de Spinoza est déroutante. Avec une cohérence sans faille, elle pousse l’abstraction à son extrême limite tout en discutant de choses des plus concrètes, voire banales, comme une tuile qui tombe du toit ou un orage. Mais il y a aussi l’usage de termes assez communs, comme nature, substance, ou même dieu dans un sens qui peut être inhabituel.
Par exemple, Nature. Pour Spinoza, ce mot ne renvoie pas à une forêt, une montagne, une plage ou une tempête. Il utilise le mot plutôt pour désigner ce qui caractérise une chose, en forme l’essence. Nous connaissons cet usage du mot dans des expressions comme « la nature humaine » ou même « c’est une petite nature ». Nature est donc ce qui n’est pas apporté de l’extérieur, mais inné ou inhérent à la chose. C’est ce qui constitue la chose dans sa spécificité. Une pierre a donc aussi bien sa Nature qu’un humain, une rose ou un chat. Si nous faisons la somme de toutes les Natures qui existent et qui forment ensemble l’univers, pouvons-nous dire que ce Grand Tout a aussi une Nature ? Spinoza l’affirme. Pour lui, cette Nature-là est ce qui caractérise la totalité des Natures individuelles, c’est-à-dire ce qu’elles ont en commun. Pour mieux comprendre cela, il faut passer par le concept de substance.
Souvent on veut par ce mot désigner une matière. Chez Spinoza, le terme Substance a un sens très différent. D’abord parce qu’il l’utilise selon son étymologie : ce qui se tient dessous, donc : ce qui forme la base primordiale, la raison d’être ultime de quelque chose. Sous la base primordiale il ne peut pas y avoir une autre base, car elle ne serait plus primordiale, mais seulement intermédiaire. C’est pourquoi la Substance ne peut avoir de raison d’être qu’elle-même, car elle est la raison ultime. Ensuite parce que pour lui la Substance ne peut qu’être unique, car elle est par définition sans limites. Pourquoi ? S’il y a une limite, celle-ci doit être fixée. Par qui, par quoi ? De toute façon, cela doit se faire de l’extérieur. Mais si la Substance est déterminée de l’extérieur, elle ne peut plus être raison d’être d’elle-même. Il lui faudrait supposer une raison d’être sous-jacente. Ce serait donc une autre Substance… Pour Spinoza ce raisonnement ne mène nulle part, et si l’on réfléchit un peu, on doit être d’accord avec lui. Il pose donc le principe de la Substance unique, infinie qui existe par elle-même.
Si la Substance est unique et infinie, on ne peut éviter la conclusion que c’est elle qui constitue ce que toutes les natures ont en commun, autrement dit que c’est la Substance qui est la Nature universelle. Pour faciliter la compréhension de ce pas de la pensée, disons que pour Spinoza il est évident (sans qu’il le dise directement) que la Substance égale l’Être ou mieux simplement Être, le verbe. Tous les êtres ont en commun d’Être. Et par Être toutes les choses sont. En dehors d’Être, rien ne peut exister. Être est donc unique et infini.
Pour saisir que nous ne sommes pas juste en train de faire des jeux de mots, comprenons aussi le fait essentiel que pour Spinoza Être n’est pas juste un élément linguistique ou un outil logique. Être est une force, autrement dit : une énergie. Cette force est à l’œuvre dans tout ce qui existe. Par cette énergie tout l’univers existe. C’est pourquoi Spinoza appelle Être/Substance/Nature aussi Dieu. Cela est logique dans son système : si l’on appelle la raison d’être ultime du monde Dieu, et si on définit la Substance =Nature=Être comme raison d’être ultime, on arrive à la conclusion inexorable que Dieu =Substance=Nature=Être. En termes plus modernes, on peut dire aussi que Dieu est la totalité de la réalité. Évidemment, introduire la notion de Dieu est un choix de la part de Spinoza, qui ne nous semble peut-être pas absolument indispensable, vu du XXIe siècle. Pour lui, c’était nécessaire pour conserver la cohérence de son système. Sinon, certains représentants orthodoxes des religions monothéistes auraient pu « ajouter » un Dieu-Créateur transcendant, au-delà de l’Être, en dehors du monde, juge de comportements, qui dirige le destin des êtres. Spinoza ne peut pas accepter de surnaturel, l’existence d’« arrière-mondes » (comme Nietzsche aurait dit). Son Dieu coïncide avec le monde, avec la réalité. Même Être/Substance n’existe pas en dehors des choses. Être est concret : il n’y a pas - en plus de l’ensemble des choses existantes dans cet univers - un Être en suspens, non concrétisé. Mais cela n’implique pas qu’il ne puisse y avoir dans cet univers des choses inaccessibles à nos sens. C’était prévoyant de la part d’un penseur qui vivait à une époque où la physique moderne n’était qu’à ses balbutiements.
Être/Substance se résume donc comme la totalité des choses. Spinoza le dit autrement : tous les êtres forment des modes de la Substance. Chaque être est un mode dans lequel la Substance « s’incarne » pleinement. L’arbre dans la rue est un mode, la mouche et la chenille sont des modes. Philippe ou Clara le sont autant. Chaque mode a son quantum d’Être. On ne peut être à moitié ou à trois-quarts ni à un-et-demi. Un mode ne possède pas plus d’Être qu’un autre. Mais la qualité, c’est-à-dire la Nature, des modes diffère. Un chien n’est pas un chat. Ça va même plus loin : Jean Arnaud n’est pas Guillaume Arnaud, son frère-jumeau. Les modes sont donc des individus. Dans la vie de tous les jours, des classifications taxinomiques n’ont pas d’importance directe. Pour Spinoza, cela implique pratiquement qu’il faut aborder chaque être humain comme une personne à part entière, sans tenir compte des appartenances ethniques, religieuses, sociales, etc. Cependant chaque individu a ses besoins particuliers et ses capacités spécifiques.
Chaque mode considéré en lui-même est parfait, parce qu’il est ce qu’il doit être, lui-même. La notion de perfection équivaut dans la pensée spinoziste à la plénitude d’Être. Puisqu’un mode ne peut pas posséder Être partiellement (nous avons vu qu’on ne peut pas exister à moitié, etc.), Être est présent dans sa plénitude dans ce mode et dans tous les autres. Mais parce que chaque mode possède pleinement Être selon sa Nature individuelle, ce n’a aucun sens d’appliquer la notion de perfection comme une catégorie générale qui permettrait de comparer des individus selon une série de critères prétendument universels. Si Claire est parfaite parce qu’elle est pleinement Claire, comment comparer sa perfection à celle de Louis qui est pleinement Louis ? Toutefois, quand on regarde la vie au fil du temps, on doit apporter des nuances à la notion de plénitude. Nous verrons cela plus loin.
Comment un être, un mode, se constitue-t-il ? Nous avons vu qu’Être est une force, mais pas une force aveugle. L’énergie d’Être devient chose(mode) selon la Nature de cette chose. Spinoza utilise deux termes pour décrire le processus : Nature naturante et Nature naturée. La Nature naturante est la force et la forme qui déterminent le développement, la Nature naturée est le résultat. C’est un peu comme la différence entre génotype et phénotype. Être passe donc d’une chose à l’autre, pour ainsi dire par l’intérieur, selon le modèle : fleur->grain->nouvelle plante, ou : femme+homme->enfant.
Mais il y a aussi d’autres facteurs qui ont leur influence : l’ensemble de ce qui arrive à un être au cours de son existence. Un être humain apprend plein de choses de ses parents, ses proches, ses professeurs, mais fait aussi beaucoup d’expériences personnelles qui le marquent durablement. Son comportement, ses choix et décisions sont autant de fruits de la somme de sa disposition intérieure, ses expériences, ses apprentissages. Spinoza en conclut que nos actes ne sont pas libres, mais déterminés par tout ce qui précède. Si je n’aime pas un plat ou une activité, ça vient de mauvaises expériences que j’en ai faites dans le passé. Si un introverti évite des fêtes bruyantes, c’est la conséquence de sa disposition qui lui fait préférer le calme, et pas un caprice inexplicable. Le déterminisme de Spinoza est donc un déterminisme à posteriori, qui sert à comprendre pourquoi nous agissons comme nous le faisons et qui considère chaque acte ou événement comme l’effet d’une chaîne de causes antérieures. En général, les chaînes de causes sont si longues qu’elles se perdent dans le passé et ne peuvent plus être complètement reconstituées dans notre conscience. Mais cela ne les rend pas moins opérantes. Loin de Spinoza, en revanche, l’idée que le déterminisme s’étend vers le futur, et qu’on puisse parler d’une prédestination. Les actes ou événements futurs sont possibles, mais n’existent pas (encore) dans la réalité. Un picnic organisé pour demain n’aura peut-être pas lieu à cause d’un orage soudain. Un accident de voiture aura sans doute ses causes précises, mais ne peut pas être prévu. Tout dans la réalité a une cause, mais pas de but. Ou si but il y a, c’est pour chaque mode d’être pleinement soi-même dans le maintenant, pas quelque chose qui se trouve au-delà de l’horizon du temps.
Que les chaînes de causes et effets ne déterminent pas seulement les objets inertes, mais aussi le vivant dans son ensemble et le comportement humain en particulier, montre bien que pour Spinoza, la réalité est une et gouvernée par des lois universelles qui s’appliquent sans exception. Ces lois sont donc des aspects de la Nature universelle (autrement dit Être), dont les modes individuels avec leurs Natures particulières sont les parties constituantes. Les humains sont alors soumis aux mêmes lois que les autres êtres. En termes spinozistes : « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». L’être humain n’est pas à part dans le monde. Il ne se trouve pas face à la Nature (dans le sens commun), éventuellement en tant que maître, comme certaines traditions spirituelles le veulent. Au contraire, il y est inscrit au même titre que les autres modes. Nos Natures individuelles ne sont qu’autant d’éléments de la Nature universelle.
Comme nous avons vu, pour Spinoza, la Substance/Nature/Être n’existe que dans et par les choses concrètes, les modes. Mais pourrait-on parler de la façon dont elle existe dans les choses ? Selon Spinoza la Substance a des manières de se réaliser dans les choses, des qualités qu’il appelle attributs. Seuls deux de ces attributs sont connaissables pour l’humain, à l’aide des sens et de la conscience. Spinoza parle parfois, à l’instar de Descartes, d’ « étendue » et de « pensée » (tout en leur donnant un sens différent de celui de Descartes), mais plus souvent il préfère « corps » (au pluriel quand il s’agit de la Nature universelle, ou au singulier quand il parle d’un mode individuel) pour le premier et « esprit » ou « âme » pour le deuxième attribut. Ces attributs n’ont pas de réalité en dehors des modes individuels. Le corps est ce qui constitue l’individu, et l’esprit est le corps qui (se) pense. Tous les modes ont ces deux attributs, autrement dit : chaque mode est un corps avec un esprit. Mais selon leur Nature (c’est à dire leur organisation), les corps, et les esprits qui leur correspondent, ont des capacités très différentes. Un éléphant peut faire plus de choses qu’un ver de terre, un corbeau encore autre chose. Et l’organisation de l’humain est telle que son corps (dont le cerveau fait partie !) est capable de raisonnements abstraits. Rappelons toutefois que si c’est le corps qui pense, le contenu des pensées n’est pas corporel. Néanmoins, l’esprit (ou l’âme) reflète l’état du corps.
Idéalement (mais ce n’est pas rare), un mode se sait dans la plénitude d’Être. Il le sait, parce qu’il le sent. Il est conscient de disposer au maximum de ses capacités ; il sent que tout ce que sa Nature lui rend possible, il peut le réaliser. Il ressent cet état comme du bonheur, ou - dans les mots de Spinoza - de la béatitude. Être dans la plénitude n’est pas un état de bien-être vaporeux, mais la réalisation de sa Nature individuelle, le pouvoir d’agir en pleine possession de ses moyens. La plénitude rend actif, pas passif. Être passif veut dire qu’on est le jouet de toutes sortes d’influences extérieures, d’émotions troubles, d’illusions qu’on subit. Là, Être n’est plus dans sa plénitude. Être actif implique qu’on peut créer, qu’on va vers l’autre, qu’on explore et comprend aussi bien le monde qui nous entoure que le monde intérieur de nos sentiments. Souvenons-nous qu’Être est une énergie. Pour Spinoza Être pleinement signifie, pour un humain, qu’on vit selon la raison. N’entendons pas par cela, qu’on ferait abstraction des émotions. Au contraire, les émotions, les sentiments sont des guides extrêmement utiles. Mais il faut être lucide et comprendre ce qu’ils veulent nous dire.
La Substance nous donne l’existence en nous constituant en corps qui pense (je n’ai pas un corps, je suis un corps pensant !). En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que notre Substance/corps-esprit est comme une batterie dont la taille ne change pas (on ne peut pas Être plus ou moins, seulement Être), mais qui peut se décharger ou se recharger (Être peut changer d’intensité). À charge maximale, la plénitude, on a le pouvoir d’agir au maximum de ses capacités, de se réaliser pleinement. C’est aussi ce que Spinoza appelle la Liberté. N’oublions pas que pour lui, se réaliser n’est pas quelque chose d’abstrait, mais se fait toujours dans une situation concrète. Se décharger veut dire : devenir de plus en plus passif, perdre le pouvoir d’agir, être de moins en moins ce qu’on pourrait/devrait être selon sa Nature individuelle. Tout être tend spontanément vers la plénitude. Mais cette dernière n’est pas automatiquement donnée. Il faut la chercher, ou si on l’a trouvée, la conserver. Et c’est là que les deux émotions fondamentales nous aident. Ressentir de la Joie signale selon Spinoza qu’on va vers (ou qu’on est dans) la plénitude, tandis que ressentir de la Tristesse implique qu’on perd les moyens de se réaliser. Ces deux émotions fondamentales peuvent se présenter sous des formes très diverses, mais elles accompagnent toujours ce que Spinoza appelle les idées : des perceptions ou représentations mentales. Ensemble, émotions et idées forment des affects. L’affect de l’amour est, par exemple, l’idée d’une chose (ou d’une personne !) accompagnée de Joie. Concrètement : être avec cette personne me permet de vivre plus pleinement ; je ressens donc de la Joie en pensant à elle. La haine est un affect triste, car elle me remplit (quand je pense à la chose haïe) de négativité qui m’empêche de vivre pleinement.
Tous les êtres, et les humains en particulier, cherchent la plénitude d’Être. On pourrait dire aussi que c’est Être qui cherche dans les êtres sa propre réalisation. Spinoza appelle cela le Conatus ; dans le psychisme des êtres, cette recherche s’exprime comme désir. En termes spinozistes « chaque mode cherche à persévérer dans son Être. » Persévérer veut, dans ce contexte, dire bien plus que prolonger, persister. Le Conatus implique le désir de se réaliser au maximum. Un mode ne peut donc pas désirer sa disparition ou sa diminution. Pour Spinoza, on peut être poussé vers le suicide, mais jamais ne peut-on désirer de ne pas être. Le désir peut cependant partir dans une mauvaise direction. On est attiré par quelque chose, mais sous l’influence d’une illusion ou simplement par ignorance, on ne voit pas que cette chose nous conduit vers la Tristesse, la perte de notre Liberté, la diminution de notre Être. C’est la où la raison doit nous guider. La raison, qui n’est pas le pouvoir d’argumenter, mais la lucidité qui nous fait voir la vraie Nature des choses, et qui nous permet de faire des choix.
Ce qui nous mène vers la Joie, vers plus d’Être, est utile ; on l’appelle le Bien. Le Mal est ce qui amène la Tristesse. Pour Spinoza, il n’y a pas de Bien et de Mal absolus. Le Bien et le Mal n’existent que dans des situations concrètes, dans la perspective d’une vie individuelle. Ce qui est bon pour moi, peut être mauvais pour un autre. Mais il y a, par extension, aussi des choses qui sont bonnes ou mauvaises pour plusieurs ou pour tous : la bonne nourriture, la Paix, ou la Guerre et la violence. Les maladies et les catastrophes naturelles ne tombent pas, pour Spinoza, dans les catégories du Bien et du Mal, car elles ne peuvent pas faire l’objet d’un choix. Elles sont, sans plus, comme le soleil ou la mer sont. C’est seulement notre attitude face à elles qui peut être bonne ou mauvaise. Et n’oublions pas que l’être humain n’est pas là juste pour se faire plaisir à lui-même ou pour éviter ce qui le rend triste. L’humain est par Nature un être social, tourné vers l’autre. Dans le « vivre-ensemble », il réalise son Être plus que dans la solitude absolue. Cela n’exclut pas la réalité d’éventuelles relations « toxiques » . Mais par mes actes, je peux apporter aussi de la Joie aux autres, comme les autres peuvent m’aider à mieux être moi-même. Ceci vaut aussi bien pour les relations entre deux personnes que pour une société dans son ensemble. Nous sommes alors constamment amenés à faire des choix.
Pour faire des choix, nous avons donc besoin de connaître les choses qui constituent notre réalité, et surtout de comprendre leur Nature. Cela implique aussi de comprendre comment, par des chaînes de causes et effets, la situation dans laquelle nous nous trouvons s’est constituée. Nous devons donc au même titre nous comprendre nous-mêmes, avec toute la charge de notre passé. L’effort de comprendre est le prix à payer pour la Liberté, car c’est seulement par la compréhension que nous pouvons faire des choix. Spinoza pense qu’il faut prendre la réalité comme elle est (devenue). Pour lui, c’est inutile d’avoir un jugement en termes de Bien ou de Mal sur le passé, car nous ne pouvons rien changer au passé ; il est. C’est seulement sur nos comportements et attitudes dans le présent que peuvent porter nos choix.
Il y a trois formes, ou niveaux, de connaissance selon Spinoza. La première est la connaissance par « ouï-dire », par information imprécise et incomplète. Cette connaissance très partielle de la réalité ne mène pas à la compréhension, mais peut parfois suffire dans la vie de tous les jours. Nous n’avons pas besoin de tout savoir sur l’électricité pour allumer une lampe. La deuxième forme de connaissance est acquise par l’observation, l’analyse, l’étude critique. Elle est rationnelle, méthodique. C’est la connaissance des scientifiques qui comprennent comment quelque chose fonctionne, quel stimulus provoque quelle réaction, et à un niveau plus général quelles sont les lois qui gouvernent l’univers. C’est la forme de connaissance qui identifie les chaînes de causes et effets, essentiel pour comprendre notre situation actuelle. Nous pouvons faire beaucoup de choix (surtout pratiques) sur la base de cette forme de connaissance. Toutefois pour comprendre le pourquoi des choses dans un sens plus profond, pour accéder à la plénitude, nous devons arriver à la troisième forme de connaissance, qui est plus contemplative. Spinoza l’appelle intuitive (dans le sens étymologique), car elle nous permet de « voir dans les choses », de comprendre leur Nature, leur place dans la Nature universelle, leur Être. C’est elle qui nous fait voir l’ensemble de la réalité dans sa cohérence. Elle nous permet de voir chaque chose dans sa présence individuelle, mais en même temps comme mode de la Substance infinie. Cette connaissance rend la Substance - Être dans sa plénitude - présente à notre conscience, et nous fait accéder à la plus haute réalisation de nous-mêmes, dans la Joie. Puisque l’idée d’une chose (cette fois-ci Être lui-même) accompagnée de Joie est l’amour, Spinoza parle d’ »Amor intellectualis » : l’amour qui comprend.